Le silence et l'isolement imposés par Garin ne durent pas très longtemps, sans pourtant qu'aucun des personnages s'applique consciemment à enfreindre ses règles. Garcin, la tête dans ses mains, paraît complètement replié sur lui-
même ; Inès chante une chanson doucement, pour elle seule ; Estelle est la plus agitée : n'ayat jamais eu l'habitude
du recueillement, ne sachant pas se sentir de l'intérieur, elle se préoccupe maintenant de son aspect physique et
finit par désirer un miroir qui lui montrerait de quoi elle a l'air, qui lui confirmerait son existence ("quand je me vois ..., je me demande si j'existe pour de vrai"). Et c'est par ce miroir qu'elle se raconte, se définit, se projette ... et c'est
par ce miroir également qu'Inès tentera de la séduire en devenant nécessaire pour elle. Le miroir devient l'objet
principal autour duquel tourne cette scène ; il est à la fois le reflet de la faiblesse, du narcissisme d'Estelle,
l'instrument qui permet à Inès de dominer Estelle et de la plier (en partie tout au moins) à sa volonté, et enfin le
symbole du rôle de l'autre - nécessité et limitation - par rapport à la conscience que l'individu a de lui-même. La fin du Huis clos est peut-être plus dramatique, mais il n'y a pas dans cette pièce de moment plus raffinés, écrits avec plus de subtilité, ni de scène où la tension psychologique atteigne un
tel degré.
Le souvenir que garde Estelle de sa chambre à coucher est assez extraordinaire : un arrangement de mulitples
glaces qui lui renvoyaient à chaque instant des images d'elle-même sans lesquelles elle ne pouvait même pas être
sûre d'exister. Je parlais, je me voyais parler, dit-elle, montrant sans le vouloir que nulle activité n'était réelle pour
elle si son propre reflet ne lui était renvoyé de telle façon qu'elle s'en aperçoive de l'extérieur. Estelle est l'exemple le plus frappant de la dialectique moi (subjectitivé) / autrui (objectivité). Elle est à tel point dépourvue de subjectivité,
d'authenticité qu'elle a besoin à tout moment d'être vue, et, étant vue, elle a besoin d'être admirée, car elle n'a
aucune ressource intérieure qui lui permette de croire en elle-même. Si on la voit, elle existe ; si on l'admire, elle est
admirable ; et pour qu'on l'admire, il faut qu'elle soit belle, car dans sa personne sa beauté seule lui semble
susceptible d'admiration. Je me voyais comme les gens me voyaient, confie-t-elle à Inès, et par là elle trahit sa plus grande faiblesse, son désir de devenir objet, chose sans identité subjective, sans moi.
Voir Thomas Bishop, Huis clos de Jean-Paul Sartre, collection "Lire aujourd'hui", Hachette, 1975, pp. 57-58. |
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